Pavés de mémoire – Retour sur la pose de Stolpersteine par l’artiste Gunter Demnig

Le dimanche 7 avril dernier 10 H s’est déroulée la Cérémonie Pavés de mémoire – Pose des Stolpersteine par l’artiste Gunter Demnig – Au 62, rue du Commandant Dubois à Bois-Guillaume

Les “Stolpersteine”, appelés aussi “Pavés de Mémoire”, que vous avez peut-être pu apercevoir dans les rues de Rouen, sont l’oeuvre de l’artiste allemand Gunter Demnig. Sur ces petits pavés en béton recouverts d’une plaque en laiton, figurent le nom, le prénom, l’année de naissance et la date de la mort des victimes du régime nazi. Après un travail commun avec l’association Pavés de Mémoire Rouen Métropole, les villes de Bois-Guillaume et de Bihorel ont tenu à leur tour à rendre hommage à ces victimes, avec la pose de pavés de mémoire devant les anciens domiciles des familles déportées des deux communes.

Gunter Demnig, les Stolpersteine et l’association Pavés de Mémoire Rouen Métropole :

L’association Pavés de Mémoire Rouen Métropole, créée en juin 2019, a pour objet d’honorer et de maintenir vivante la mémoire des victimes du nazisme et du régime de Vichy par la pose, dans l’espace public de la Métropole Rouen Normandie, de ces Pavés de Mémoire, ou Stolpersteine, de l’artiste allemand Gunter Demnig.

Depuis les années 1990, Gunter Demnig scelle ses « Stolpersteine » dans les trottoirs des villes européennes. Artiste plasticien né en 1947 à Berlin, il a réalisé son projet en Allemagne dans les années 1990, puis l’a étendu à toute l’Europe à partir des années 2000. Reconnu internationalement pour son oeuvre mémorielle, il a posé lui-même ou fait poser plus de 100 000 Pavés de Mémoire dans une vingtaine de pays, dont la France depuis 2013.

Chacun de ces pavés rappelle la mémoire d’une victime du nazisme, le plus souvent là où elle vivait : c’est ce qu’indique la mention « Ici habitait », suivie du nom et de quelques lignes gravées rappelant le destin de la personne persécutée, arrêtée, déportée, assassinée parce qu’elle était juive, tsigane, opposante politique, résistante, handicapée, homosexuelle. Ces pavés de mémoire sont appelés « Stolpersteine », qu’on peut traduire par « pierres sur lesquelles on trébuche » (symboliquement), car ils invitent le passant à s’arrêter, à s’interroger, à s’incliner pour lire les inscriptions, à se recueillir. Ils rappellent à tous que les victimes, souvent des familles entières, vivaient dans notre environnement immédiat avant d’en être brutalement arrachées.

La cinquième et dernière phase du projet Pavés de Mémoire sur le territoire de la Métropole Rouen Normandie a été réalisée à Bihorel et à Bois-Guillaume.

Le dimanche 7 avril dernier à 10h, l’artiste Gunter Demnig était à Bois-Guillaume pour sceller 5 Stolpersteine (pavés de mémoire) devant le 62 rue du Commandant Dubois, qui correspond à l’ancien 6bis rue Girot, où vivait la famille Erdelyi. Ces cinq pavés honoreront à jamais la mémoire de Nesea, Betty, Michèle et Annie Erdelyi, assassinées à Auschwitz, et de Georges Erdelyi, qui a survécu à sa déportation.

Ce fut une cérémonie émouvante en présence du Maire de Bois-Guillaume Théo Perez, de la députée Annie Vidal, du sénateur Pascal Martin, du sous-préfet Clément Vivès, de la vice présidente du département Nathalie Lecordier et de Mairie-Hélène Roux, conseillère régionale.

Les élèves du collège Léonard de Vinci étaient également présents, ils ont lu la biographie de la famille Erdelyi avant que ne soient chantés le chant des Marais et la Marseillaise.

La cérémonie s’est terminée par un verre de l’amitié dans la salle du presbytère.

 

Crédit photos : ©Ville de Bois-Guillaume ©B. Le Moign ©Fred. Dn

Biographie de la famille Erdelyi, textes lus par les élèves du Collège Léonard de Vinci lors de la cérémonie du 7 avril 

 

Nous sommes réunis aujourd’hui pour vous, Georges, Nesea, Betty, Michèle et Annie, réunis devant ce qui a été votre dernier domicile avant la déportation.

Nous sommes là, pour vous rendre hommage, pour dénoncer le crime dont vous avez été victimes et affirmer notre attachement aux valeurs de la République.

Votre histoire a commencé bien loin d’ici puisque vous, Nesea Cataf,  êtes née en 1911, à Chisinau, actuellement capitale de la Moldavie mais qui était alors dans l’Empire russe puis en Roumanie.  Vous, Georges Erdelyi, c’est à Boghis, une commune hongroise, aujourd’hui roumaine,  que vous naissez en 1908.

Arrivé en France en 1929, vous trouvez un emploi d’ingénieur électricien à Creil, à une soixantaine de km au nord-est de Paris.  Un an plus tard, vous êtes embauché par la société des tramways de Rouen.

Quant à vous, Nesea, on vous retrouve marchande ambulante, à Bois Guillaume en 1934. Comment avez-vous rencontré Georges, nous l’ignorons.

Tout ce que nous savons, c’est la date de votre mariage. Les registres de l’état civil l’indiquent à la date du 4 août 1937.  Quelque temps plus tard, le 31 janvier 1938, à Mont Saint Aignan, vous avez un premier enfant, Betty. Puis, le 17 mars 1939, la famille s’agrandit à nouveau avec la naissance de Michèle, à Rouen. C’est là que vous habitez alors, au 67 rue Saint Hilaire.  Vos fillettes deviennent Françaises.

Mais, le 1er septembre 1939, l’Histoire vous rattrape lorsque l’armée allemande envahit la Pologne. La guerre déclarée,  Georges, vous voulez vous engager mais cela vous est refusé car vous êtes étranger.

L’armistice signé le 22 juin 1940 débouche rapidement sur la collaboration et l’adoption de mesures antisémites.  Dès le début du mois d’octobre 1940, il vous a fallu vous faire recenser. Puis, on vous a demandé de vous déplacer pour faire apposer un tampon « JUIF » sur vos papiers d’identité. Cela apparaît,  Nesea, sur votre carte d’identité.

C’est au cours de ce mois d’octobre 1940, que vous emménagez au six bis rue Girot, à Bois-Guillaume. Pour quelle raison ? Est-ce pour permettre à Betty et Michèle de profiter du confort d’une maison et de son petit jardin ?

C’est ici que naît la petite Annie, le 25 janvier 1941. Quelle joie sans doute pour Betty et Michèle d’accueillir cette petite sœur ! On les retrouve toutes les trois, au printemps ou à  l’été 1942, assises sur leurs petites chaises de jardin. Betty et Michèle encadrant leur jeune sœur que l’on voit croquer dans une pomme. Votre bonheur, on le devine aussi sur une autre photographie vous rassemblant tous les cinq.  Vous, Georges, êtes assis avec la petite Annie sur les genoux et Michèledebout, tout contre vous.  Nesea, vous avez pris place sur une chaise, Betty debout, à vos côtés. Tous deux souriez à l’objectif.

C’est une scène paisible, bien éloignée de la dure réalité.

En juin 1942,  il devient obligatoire pour vous de porter un insigne spécial :  une étoile noire sur fond jaune avec l’inscription « Juif ». Tout oubli peut vous coûter une amende ou vous conduire dans un des camps d’internement qui se multiplient alors en France.

A l’automne 1942, le malheur vient frapper à votre porte. Le 9 octobre, une rafle de Juifs étrangers est ordonnée et vous voilà, Nesea, arrêtée avec vos trois filles âgées de 4 ans, 3 ans et de 18 mois. Vous vous retrouvez au centre de regroupement de la rue Poisson,  où vous êtes, la plupart du temps, obligées de rester dans le dortoir. Betty est la plus jeune des six enfants français détenus dans le centre.  Pendant ce temps, Georges , votre mari parvient à prouver que vous  êtes Hongroise par votre mariage , une nationalité pas encore  « déportable ». Le 15 octobre,  il obtient ainsi votre libération.

Mais le répit est de courte durée. En pleine nuit, le 15 janvier 1943, vous êtes tous les cinq réveillés par une rafle nocturne. C’est  la plus longue et la plus importante menée à Rouen. A partir de vingt heures, en plein couvre-feu,  des inspecteurs de police judiciaire et des gardiens de la paix souvent par deux, se présentent au domicile des personnes recensées comme juives et leur lisent un ordre d’arrestation. Tout est minutieusement préparé et exécuté. Il est 3h40 lorsque votre famille  arrive au centre de regroupement de la rue Poisson. Lors de votre arrestation, vous avez dû remettre à un fonctionnaire de police tout ce que vous possédiez : clefs, argent, bijoux et objets précieux. En échange, une enveloppe nominative et un certificat de déposition vous ont été remis.  Nombreux sont ceux qui, comme vous, Nesea et Georges,  doivent se défaire de ce qui leur appartenait.

Vous êtes 165 à être conduits, sous bonne escorte, à la gare rive droite,  165 dont la plus jeune est la petite Annie, tout juste 2 ans. Qui de vous deux la tient dans ses bras pour se rendre à la gare ? Peu importe, ce petit matin du 16janvier, en plein couvre-feu, vous montez à bord du train de 5h45 à destination de la gare Saint Lazare. Une fois arrivés, vous êtes dirigés vers les autobus chargés de vous conduire à Drancy.

Vous restez un mois dans ce camp avec bon nombre de Rouennais, un mois à avoir faim, à avoir froid et à redouter le pire, surtout pour vos enfants.  Des convois partent du camp pour une destination inconnue. Le 11 février 1943, vos noms sont inscrits sur la liste du convoi 47.

Emmenés à la gare du Bourget/Drancy, vous devez monter dans un wagon de marchandises. Votre convoi a traversé l’Europe deux jours durant. Entassés à 40 ou 45 personnes,  avec pour tout confort un seau d’eau pour boire et un autre pour satisfaire vos besoins. Vos trois petites filles grelottent. A votre arrivée au camp d’ Auschwitz, vers 22h, vous êtes brutalement séparés par les SS.  Nesea, vous êtes dirigée avec Betty, Michèle et Annie sur le camp de Birkenau. Ce qui arrive ensuite, Georges l’a su rapidement. [Ce 13 février 1943,]  Nesea, vous êtes assassinée, gazée,  avec  Betty, Michèle et Annie. Pendant ce temps, Georges, vous êtes conduit au bloc 18 du camp, dépouillé de vos effets personnels, rasé. Vous devenez le matricule 102165. Affecté aux travaux de terrassement, vous vous retrouvez plus tard à trier les bagages des déportés. Puis,  vous travaillez à l’installation électrique des chambres à gaz et des fours crématoires. Entre octobre 1943 et juillet 1944, on vous retrouve à Varsovie où vous devez déblayer les ruines et les cadavres du ghetto. Vous êtes, Georges,  dirigé ensuite à Dachau puis à Kaufering,  une de ses  annexes. Jusqu’en avril 1945, vous y êtes contraint de travailler pour l’entreprise d’électricité AEG.  Votre libération par les troupes américaines intervient enfin, le 1er mai 1945. Le 9 juillet suivant, à Rouen, vous décidez de porter plainte et témoignez des atrocités que vous avez connues.  Puis, vous reprenez votre travail d’électricien.  C’est à Rouen que vous décédez, en novembre 1979, rue Saint Hilaire.

Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est pour que les témoignages laissés revivent par nos voix car nous ne laisserons pas cette longue nuit traversée par l’Europe sombrer dans l’oubli. Non, nous n’oublierons pas Nesea, Betty, Michele, Annie, George.